Innover pour mieux apprendre ?
Retour sur notre discussion avec Marie Andrée Dion-Gauvin, de Collecto
« Qu’est-ce que l’intelligence artificielle dira de moi, francophone en milieu minoritaire ? ».
C’est la question que s’est posée Francis Langevin, professeur à l’Université de l’Okanagan en Colombie-Britannique, dans un article de 2023. Franchement, nous l’avons trouvée passionnante. Pourquoi ? Parce qu’elle met le doigt sur un enjeu crucial dans un monde où les technologies évoluent à vitesse grand V : la préservation et la représentation des identités culturelles et linguistiques.
Nous avons choisi d’écrire cet article pour synthétiser et analyser la conversation riche et stimulante que nous avons eue avec Marie Andrée Dion-Gauvin, technopédagogue chez Collecto. Vous pouvez écouter l’intégralité de cette discussion dans notre premier épisode du balado IA : Innovation et Apprentissage, en cliquant sur le bouton ci-dessous.

Samuel

Thomas
Mais… c’est qui « nous » ? Oups, nous étions tellement plongés dans le sujet que nous avons oublié de nous présenter. Nous, c’est Samuel et Thomas, on travaille au département des communications du Réseau pour le développement de l’alphabétisme et des compétences depuis presque un an. Si vous avez déjà écouté notre balado, vous avez peut-être reconnu à nos accents qu’on est français d’origine. Pour être honnêtes, à notre arrivée au Canada, nous ne connaissions pas grand-chose aux minorités francophones.
C’est justement en travaillant au RESDAC que nous avons pris conscience de la richesse et des défis de ces communautés. Notre mission ? Soutenir l’apprentissage tout au long de la vie pour les francophones en situation minoritaire partout au Canada. Alphabétisation, développement des compétences, accès à des ressources adaptées, prise en considération des nouveaux outils technologiques. En gros, nous faisons en sorte que chacun ait les moyens de s’épanouir et de réussir, peu importe son âge, son parcours ou sa province de résidence.
C’est là que l’IA entre en jeu. C’est une innovation qui semble ouvrir beaucoup d’opportunités, notamment pour l’apprentissage. Mais c’est vrai que l’IA soulève aussi beaucoup de questionnements. L’IA va-t-elle prendre en compte les réalités identitaires et culturelles des francophones minoritaires ou va-t-elle peu à peu faire disparaitre ces spécificités ? Va-t-elle être un levier pour renforcer l’accès aux connaissances ou risque-t-elle, au contraire, d’accentuer les inégalités ? Nous voyons qu’il y a toujours cet équilibre fragile entre innovation et inclusion.
C’est un peu ça qui nous a poussés à aller rencontrer Marie Andrée Dion-Gauvin, avec cette réflexion en tête : Entre opportunités d’apprentissage et risques sociaux et écologiques, quel impact l’IA aura-t-elle sur les francophones minoritaires ?
Les enjeux d’intégration de l’IA en apprentissage

Marie Andrée
En tant que technopédagogue, Marie Andrée a pour mission d’analyser les possibilités d’intégration d’outils numériques dans un cadre scolaire. L’IA fait partie de ces technologies qui suscitent un intérêt grandissant dans le domaine éducatif. Son potentiel à transformer les méthodes d’apprentissage intrigue. Marie Andrée explique que l’IA générative pourrait offrir des opportunités pour soutenir à la fois les personnes apprenantes et le personnel enseignant.
« Les intelligences artificielles génératives […] peuvent venir en aide aux personnes apprenantes, surtout celles qui viennent de contextes peut-être moins favorables comme justement les minorités linguistiques. »
C’est une analyse intéressante, car cela voudrait dire que l’IA pourrait réduire certaines inégalités en fournissant des ressources adaptées et accessibles à des communautés souvent marginalisées.
Inclusion et développement des compétences
Nous voyons donc que l’IA générative pourrait jouer un rôle important dans l’inclusion éducative. Pensons aux contenus personnalisés qui peuvent être créés pour répondre aux besoins des personnes apprenantes issues de minorités francophones. C’est d’ailleurs un sujet pas mal d’actualité, qui a fait l’objet d’un débat universitaire entre l’OBVIA (Observatoire international sur les impacts sociétaux de l’IA et du numérique), l’Université Laval et le consulat général de France à Québec, début février 2025. Les trois participants mettaient en avant l’importance de préserver et de valoriser le français en tant que vecteur culturel dans les environnements numériques.
Un autre avantage de l’IA, c’est qu’elle pourrait renforcer certaines compétences comme la pensée critique. Cela devient vraiment important, dans un monde où le numérique prend de plus en plus de place, de développer sa capacité à analyser et à évaluer les informations de manière autonome. Comme les contenus générés par l’IA sont souvent à prendre avec du recul et des contre-vérifications, cela oblige en quelque sorte les personnes apprenantes à aiguiser leur esprit critique et à se poser des questions sur les infos qu’ils reçoivent.
Un risque de perte de compétences fondamentales ?
C’est sûr qu’il y a aussi des risques liés à l’IA. Marie Andrée cite que certains réflexes cognitifs pourraient être menacés par une trop grande utilisation de l’IA pour rédiger ou résoudre des problèmes.
Elle nous a aussi invités à réfléchir sur la nécessité de protéger ce qu’elle a appelé les « compétences critiques » en nous demandant : « Est-ce qu’il y a certains réflexes qu’on développe lorsqu’on rédige à la main qu’on arrêterait de développer si on utilisait toujours l’intelligence artificielle générative ? »
L’IA en contexte minoritaire
Être un francophone dans un environnement majoritairement anglophone, ce n’est pas simple tous les jours. Thomas, qui a vécu cette expérience à Regina, nous a partagé quelques exemples concrets : « Quand j’ai dû m’inscrire à la salle de sport, il n’y avait pas de formulaire en français. […] Quand j’allais au restaurant, toutes les cartes, tous les menus étaient en anglais ». Ces situations montrent bien les obstacles linguistiques auxquels font face les francophones en milieu minoritaire. Heureusement que l’IA peut offrir de nouvelles solutions pour surmonter ces barrières. Marie Andrée nous a par exemple parlé des outils de traduction, qui connaissent une évolution rapide : « Depuis l’arrivée de Google Translate […] nous avons beaucoup plus de facilité à traduire des textes. […] Dans les dernières années, il y a vraiment eu une explosion des opportunités avec les outils d’intelligence artificielle générative ».
Des outils pratiques pour le quotidien
Parmi ces outils, Marie Andrée a aussi cité Google Lens, assez intéressant pour faire face à des situations du quotidien : « Lorsque nous sommes justement en situation minoritaire et que nous nous promenons dans une ville, je pense que c’est celui-là qui est le plus ergonomique ». L’application permet entre autres de photographier un texte et d’obtenir instantanément une traduction. Cela facilite les déplacements dans un environnement linguistique qui n’est pas le nôtre, et ça rend les choses beaucoup plus rapides. Pour des traductions plus poussées, Marie Andrée suggère d’explorer les outils d’IA générative spécialisés en traduction. Évidemment, elle rappelle que la qualité n’est pas comparable avec celle d’un traducteur professionnel, mais selon elle, l’IA reste « suffisamment intéressante pour pouvoir comprendre le texte sans problème ».
L’IA comme passerelle vers l’apprentissage tout au long de la vie
Mais ce n’est pas tout ! L’IA offre aussi de nouvelles possibilités en matière d’éducation pour les communautés minoritaires. Marie Andrée parle même d’un « potentiel immense » dans ce domaine : « Il y a cinq, dix ans, nous n’aurions jamais pu espérer suivre un cours qui est uniquement donné dans une autre langue que notre langue […] Maintenant, ce serait possible. »
Comme l’IA rend plus facilement accessibles certaines ressources éducatives, cela pourrait avoir un impact important sur le développement des compétences au sein des communautés francophones minoritaires.
Les personnes apprenantes peuvent aujourd’hui accéder à des cours en ligne dans d’autres langues, traduire du matériel pédagogique, et même rédiger leurs travaux dans leur langue maternelle avant de les faire traduire par l’IA. Nous voyons bien que l’IA peut être un outil précieux pour les francophones en milieu minoritaire. Elle offre des solutions pratiques pour surmonter les barrières linguistiques au quotidien, et elle ouvre de nouvelles portes dans le domaine de l’éducation. Mais il faut bien comprendre que l’IA a aussi des limites, et c’est ce que nous allons voir à l’instant !
Les défis de l’IA : entre éthique et durabilité
L’IA, c’est un outil puissant, super pratique, mais il faut savoir s’en servir et garder son esprit critique ! Marie Andrée est revenue avec nous sur les risques de son utilisation et nous a bien expliqué les pièges à éviter.
Les biais algorithmiques
Premier souci : les biais. L’IA collecte ses infos dans des bases de données. Malheureusement, les informations qui alimentent ces bases de données ne sont souvent pas très diversifiées en termes d’origine linguistique ou culturelle. Et l’IA puise évidemment uniquement dans les données auxquelles elle a accès. Il arrive donc qu’elle manque de données ou que celles-ci soient erronées, ce qui ne l’empêchera pas de produire une réponse. Résultat ? Nous trouvons pas mal de clichés dans l’IA. Marie Andrée nous raconte que si nous demandons à l’IA de dessiner un instituteur, nous obtenons souvent une femme. C’est le reflet de nos propres préjugés sociétaux. Comme le dit Marie Andrée : « C’est souvent le reflet d’un biais sociétal. Donc à faire attention bien entendu ».
Un autre exemple, c’est celle du verre de vin plein. Nous vous invitons à faire l’expérience : demandez à l’IA de vous produire une image d’un verre de vin empli à ras bord. Vous allez voir, le résultat sera un verre de vin rempli, mais pas jusqu’en haut. L’IA n’a pas dû être nourrie de beaucoup d’images de verres de vin plein jusqu’au bord, donc ne peut pas l’illustrer de manière fidèle.
La confidentialité, un enjeu majeur
Autre risque important : la confidentialité. Quand nous donnons des informations personnelles à une IA, nous ne savons pas trop ce qu’elle en fait. Marie Andrée nous met en garde : « Je n’utilise jamais mon nom, mon âge, l’endroit où j’habite. Je ne demanderai pas à l’intelligence artificielle générative d’améliorer mon curriculum vitae ou une lettre de présentation parce que ça contient toutes les informations sur toute ma vie ». Donc avant de demander une analyse d’un article, d’un livre ou d’un autre type de contenu, il est important de se poser la question : ai-je le droit de rendre ces infos « publiques ».
La standardisation culturelle, un risque réel
L’IA, c’est un peu le melting-pot culturel en version numérique. À force de mélanger toutes les infos, nous risquons de perdre nos particularités linguistiques et culturelles. Marie Andrée pointe du doigt ce phénomène : « Nous remarquons déjà certaines formulations de phrases qui sont systématiquement utilisées […] et ce sont des tournures de phrases qui n’appartiennent même pas au langage francophone, peu importe où dans le monde ».
La fracture numérique s’accentue
Un autre risque de taille, c’est que l’IA pourrait creuser les inégalités. L’accès à l’IA n’est pas donné à tout le monde et cela renforce encore plus le fossé numérique. Marie Andrée s’inquiète : « Cette fracture numérique là est empirée, je crois, avec l’arrivée de l’IA, parce que dans quelques années, tous les employeurs vont s’attendre à ce que les futurs employés […] puissent utiliser l’intelligence artificielle générative pour être plus efficaces, plus rapides ou générer du travail de meilleure qualité. » Il est donc important de développer les compétences liées à l’utilisation de l’IA et de veiller à une plus grande démocratisation de ces outils.
L’impact écologique, le côté sombre de l’IA
L’IA, c’est un outil qui fait économiser beaucoup de temps. Par contre, au niveau de la consommation d’énergie, nous ne pouvons pas dire que l’IA soit économe. Marie Andrée nous donne quelques chiffres qui font réfléchir : « La génération d’une image, par exemple, demande autant d’énergie que la recharge d’un téléphone intelligent. »
Elle nous conseille d’être plus malins dans notre utilisation : « Essayer de générer une image, oui, mais de la réutiliser plusieurs fois, à plusieurs reprises ». Thomas nous rappelle aussi que les conséquences écologiques de l’IA se font déjà ressentir. Les incendies de 2025 à Los Angeles auraient été aggravés à cause de la présence de data centers dans la région, qui auraient contribué à assécher la zone, à cause de l’énorme quantité d’eau nécessaire pour refroidir les serveurs. Nous parlons de près de 20 millions de litres d’eau par jour qui se transforment en vapeur d’eau pour un gros centre de données.
En conclusion
La discussion avec Marie Andrée était très intéressante, car bien nuancée et approfondie. Nous avons pu réaliser à quel point l’IA est un outil à double tranchant pour les communautés francophones minoritaires. Cela ouvre plein de portes en termes d’apprentissage et d’accès à l’information. Marie Andrée nous a bien expliqué comment ça peut faciliter la traduction, personnaliser les contenus éducatifs et élargir les horizons d’apprentissage.
Mais attention, il n’y a pas que du positif : pensons aux biais algorithmiques, les risques pour la vie privée, la standardisation culturelle qui menace nos spécificités, sans parler de la fracture numérique et de l’impact écologique. Se servir de l’IA parait une idée ultra-intéressante, à condition d’être conscient de ses défauts et de réfléchir à l’utilisation que nous en faisons. L’idée est que les gens soient formés, que nous nous démenons pour préserver les particularités culturelles et linguistiques, et de faire attention à ne pas trop abuser côté consommation d’énergie. L’IA est un super outil pour innover et apprendre en contexte minoritaire, mais il faut rester vigilant sur ses limites et ses impacts.
Si vous n’avez pas encore écouté l’épisode #1 du Balado, nous vous invitons à vous rendre sur Spotify pour continuer votre réflexion. Pour les autres, l’épisode #2 sera disponible fin février 2025. Nous irons rencontrer Daniel Baril, spécialiste du droit à l’éducation des adultes. Cela va être passionnant, car nous nous interrogerons sur les opportunités de reconnaissance de compétences qu’offre l’IA.
Restez à l’affût ! L’épisode 2 sera disponible fin février 2025.