Diplômes ou compétences ? Quand l’IA redéfinit l’acquisition et la reconnaissance des savoirs
« Les diplômes vont-ils devenir obsolètes ? ». La question peut sonner comme une provocation pourtant, elle est dans l’air du temps. Le vice-président de LinkedIn a d’ailleurs prédit que la valeur des diplômes diminuerait à mesure que l’IA gagnerait en importance sur le marché de l’emploi.
Dans notre deuxième épisode, nous avons eu la chance de discuter avec Daniel Baril, spécialiste de l’éducation des adultes. Il est directeur général de l’Institut de coopération pour l’éducation des adultes (ICÉA) et il préside aussi le conseil d’administration de l’Institut de l’UNESCO pour l’apprentissage tout au long de la vie. Ce dernier nous a aidés à approfondir notre réflexion autour de la question suivante : si l’IA est en train de transformer l’écosystème de la formation, comment l’utiliser pour valoriser les compétences réelles de chacun ? Comment pouvons-nous employer l’IA pour acquérir de nouveaux savoirs, mais également pour reconnaître, formaliser et certifier ces savoirs ?
Réfléchir « avec » l’IA : un nouveau mode d’apprentissage
Baril a mentionné se servir de « six ou sept » intelligences artificielles différentes dans son quotidien professionnel. Au début, c’était surtout pour les tester, comprendre leurs fonctionnements et être capable d’en parler en connaissance de cause. Mais peu à peu, elles sont devenues pour lui des sortes de « partenaires » de réflexion. Par exemple, il les utilise pour y mettre ses textes, ses prises de notes ou ses ébauches d’articles afin de repérer les lacunes, les incohérences ou les chemins possibles pour améliorer son raisonnement.
Il commence souvent par un remue-méninge d’une trentaine de minutes, sans aucune mise en forme. Puis, il dépose son texte brut dans une IA, et lui demande de faire un petit résumé ou les questions qui manquent. Ainsi, il peut revenir sur ses textes, affiner ses idées, en avoir des nouvelles, etc. C’est ce qu’il appelle « co-écrire avec son ignorance ».
« Avant, nous écrivions en transposant ce que nous savions déjà. Maintenant, avec l’IA, nous pouvons écrire pour explorer nos ignorances et avancer plus loin. » — Daniel Baril
Évidemment, pour que le dialogue soit constructif, nous devons maîtriser l’IA de manière précise. La qualité de la question (ce qu’on appelle le prompt) influe sur la pertinence de la réponse. « Une question floue donne une réponse floue. » Inversement, si le prompt est ciblé, l’intelligence artificielle pourra prodiguer des pistes claires et documentées. C’est la base ! Mais, ce genre de co-écriture ou de co-réflexion est infime face à toutes les révolutions de l’IA.
Attention aux droits d’auteurs !
Il faut vraiment garder à l’esprit qu’il y a beaucoup d’IA « grand public » qui envoient vos données sur leurs serveurs pour améliorer leur modèle en continu. Donc, si une entreprise y dépose son savoir-faire, elle risque de voir des concurrents en bénéficier ! C’est la même chose pour les droits d’auteur : nous sommes dans une sorte de flou juridique. Depuis quelques années, des artistes intentent des actions en justice pour avoir été « aspirés » dans l’entraînement des algorithmes, sans aucune rétribution.
Au-delà du manuel scolaire : l’émergence des générateurs de contenus
Parmi les grandes entreprises de livres scolaires, certaines ont vu leurs ventes chuter en 2023, car beaucoup d’étudiants généraient avec ChatGPT leurs propres synthèses de cours, sans passer par les ouvrages papier (ou même numériques). De ce fait, Pearson, un des plus importants éditeurs au monde, a réagi en intégrant l’IA dans des manuels interactifs. Cela permet aux personnes apprenantes de naviguer dans un parcours adaptatif : un jeu-questionnaire peut renvoyer vers des chapitres précis, en fonction de l’avancement de chacun. Microsoft, de son côté, mise sur LinkedIn Learning et Microsoft Viva pour proposer des solutions complètes d’apprentissage en entreprise.
Longtemps, le savoir a été associé aux structures d’apprentissages formelles et traditionnelles (école, université, etc.) au travers d’un cursus souvent long et sanctionné par un diplôme. Aujourd’hui, l’IA offre un accès instantané à une somme gigantesque d’informations, et surtout un accompagnement beaucoup plus flexible et personnalisé.
Finalement, une personne apprenante n’est plus contrainte de suivre un module uniforme ; elle peut demander une vidéo explicative, un jeu-questionnaire, un schéma, ou encore une simulation immersive en 3D si elle dispose des équipements qu’il faut ! Cela ouvre les portes de l’apprentissage autodirigé, où chaque personne va chercher ce dont elle a besoin, quand elle en a besoin.
« La pédagogie de la question redevient centrale : l’art de poser la bonne question à l’IA est, en soi, une compétence clé ». — Daniel Baril.
La reconnaissance des compétences dans ce nouveau monde
Si nous pouvons acquérir et mettre en pratique des compétences de façon aussi fluide, que va-t-il arriver de la reconnaissance officielle des compétences ? Comment attester que nous sommes effectivement capables de manipuler une machine, de coder un programme ou de gérer un budget, sans passer par le traditionnel diplôme ?
M. Baril a alors souligné, FrancoBadges ; une plateforme francophone, développée par une collaboration entre le RESDAC et l’ICÉA, qui décerne des badges numériques. L’idée est de créer un fichier informatique exprimant qu’une personne maîtrise une compétence X ou Y et d’y intégrer toutes sortes de preuves :
- Des questionnaires à choix multiples ou des jeux-questionnaires ;
- Des questions ouvertes évaluées par des pairs ;
- Des démonstrations filmées (ex. : manipulation d’une machine en milieu industriel) ;
- Des témoignages de collègues ou de superviseurs ;
- Etc.
De ce fait, contrairement à un diplôme plus classique, le badge numérique se concentre sur une compétence précise (la tenue de livres comptables, la capacité à réparer un certain type de moteur, etc.). Donc, la personne apprenante va se voir délivrer des badges, sans être obligée de se soumettre à un parcours de formation linéaire et ainsi, se former dans des structures formelles, non formelles et informelles, tout au long de sa vie. Sans oublier que l’IA pourrait en fait jouer un rôle déterminant dans l’évaluation et la validation de ces savoir-faire. Par exemple, en examinant la vidéo d’un ouvrier manœuvrant la machine, l’IA peut vérifier s’il reproduit les gestes adéquats, dans le bon ordre, et si les résultats obtenus sont conformes aux normes requises.
Chez Microsoft, un outil d’IA de ce genre a été développé : Viva Skills. Il analyse les traces numériques des salariés (la vitesse de frappe, les fonctions Excel utilisées, etc.) pour détecter les progrès et émettre automatiquement des badges. En revanche, cela pose certains problèmes d’éthique ! Jusqu’où peut aller la surveillance de l’activité de chacun ? Qui conserve les données ? Mais sur le strict plan de la personnalisation pédagogique, l’apport peut être immense.
IA et employabilité : vers un marché du travail axé sur les compétences
Dans un modèle « basé sur les compétences », comme celui proposé par les badges numériques, chaque personne serait définie tel un faisceau de compétences qui pourrait varier ou s’enrichir au fil des projets ou au fil de la vie. Cela transformerait la façon de recruter ou de proposer de la mobilité interne dans les entreprises.
« Si une entreprise a un projet X nécessitant cinq compétences particulières, l’IA peut examiner le profil de tous les employés et identifier automatiquement qui les possède. » — Daniel Baril.
D’ailleurs, nous voyons déjà des organisations en Amérique du Nord ou en Europe expérimenter ces approches. En voyant encore plus grand, nous pourrions imaginer des plateformes qui collecteraient les offres d’emploi dans un pays tout entier, pour ensuite recommander aux individus les parcours de formation (ou d’autoformation) nécessaires pour obtenir les compétences demandées dans tel ou tel poste.
L’IA dans l’éducation des adultes et l’apprentissage tout au long de la vie
L’éducation des adultes, c’est un domaine que Daniel Baril connaît bien. En théorie, l’IA permettrait, dans ce domaine, de créer un assistant ou un entraîneur virtuel à l’échelle de chaque personne apprenante, peu importe son âge ou son parcours.
« C’est un potentiel énorme pour la démocratisation de l’apprentissage. Mais nous oublions parfois que sept ou huit milliards d’humains possèdent des savoirs, parfois non numérisés, parfois implicites », Daniel Baril.
Pour exploiter l’IA dans un contexte d’apprentissage tout au long de la vie, il serait vraiment temps de reconnaître la valeur de ces savoirs acquis en dehors d’un cursus formel. Le danger, sinon, c’est que l’IA ne renvoie qu’un petit éventail de connaissances, les plus présentes sur Internet, alors que les pratiques locales et les spécificités culturelles ou linguistiques risquent de passer à la trappe. C’est pour cette raison que les communautés (qu’elles soient professionnelles, culturelles ou autres) devraient développer leurs propres bases de données internes. Cela leur permettrait de rester propriétaires de leur savoir, et d’entraîner des IA spécialisées qui reflètent véritablement leurs réalités.
Conclusion : innover pour mieux apprendre et mieux reconnaître
Que retenir de cet échange avec Daniel Baril ? Premièrement, l’IA n’est pas un gadget ni un simple outil d’automatisation : elle annonce une révolution profonde de la façon dont nous apprenons, dont nous évaluons et dont nous reconnaissons les compétences. Les diplômes ne vont peut-être pas disparaître du jour au lendemain, mais chose certaine, ils ne seront plus l’unique voie pour attester la réussite. Nous évoluons dans un univers où les contenus se génèrent, se recomposent et se valident en continu.
Cependant, cette révolution pourrait rendre les choses encore plus injustes si nous ne faisons rien pour réduire la fracture numérique, ou résoudre les autres problèmes éthiques. Il faut donc éviter de reproduire les biais, qu’ils soient linguistiques ou culturels. C’est à nous d’utiliser l’IA de manière réfléchie et inclusive, afin d’aider à libérer le potentiel de chaque personne et à mieux apprendre tout au long de la vie !
Restez à l’affût
Pour notre troisième épisode, nous irons rencontrer Louis Dugal, conseiller à la réussite scolaire au CÉGEP de Rosemont. M. Dugal a mis en place un outil d’IA au sein de son collège pour essayer d’améliorer les taux de réussite de ses étudiants. Vraiment passionnant !
Rattrapage
- Écoutez le premier épisode avec Marie Andrée Dion-Gauvin traitant de la question de l’inclusion des communautés francophones en milieu minoritaire face à l’IA.
- Écoutez le deuxième épisode avec Daniel Baril, concentré sur ce basculement du diplôme vers la compétence.
- Lisez notre article sur notre rencontre avec Marie Andrée Dion-Gauvin.